La République de Mulhouse

Livre des Bourgeois

 
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INTRODUCTION

Parmi les monuments écrits que nous a laissés l'ancienne République de Mulhouse, se trouve un document d'un grand intérêt pour nos vieilles familles et que je voudrais, en le publiant, tirer de la poussière où il est oublié : je veux parler du Livre privilégié des Bourgeois, dans lequel sont inscrits par ordre alphabétique tous les bourgeois de la ville, à qui le « droit privilégié de bourgeoisie » était confirmé le jour de leur mariage ou octroyé par l'autorité pour divers motifs. 1 Nous sommes assurés que ce livre sera bien reçu par tous ceux qui ont à coeur de connaître l'origine primitive de leur race ainsi que son premier établissement dans nos murs, et d'apprendre à distinguer les familles qui appartiennent à l'ancien Mulhouse de celles qui sont venues dans les temps récents. Un arbre généalogique, planté sur le sol sacré de la liberté, est encore de nos jours, pour chaque famille dans laquelle en fleurissent les branches, un ornement civique.

Depuis notre réunion à la France, en 1798, nos moeurs primitives, nos anciens usages peuvent s'être modifiés par l'impulsion de la nouvelle mère-patrie ; il est néanmoins resté dans notre caractère, on ne saurait le contester, quelque chose de particulier et d'original, qui est dans notre sang et qui subsistera sans doute encore longtemps dans notre descendance, à savoir : le souvenir sacré des ancêtres et ce vif attachement à la ville natale par lequel les bourgeois de Mulhouse, fiers de leur glorieuse origine, se distinguent des habitants de tant d'autres villes. Comment en serait-il autrement ? Alors que la plupart des peuples de l'Europe, notamment la France, aujourd'hui si fière de sa liberté, gémissaient encore sous le joug dégradant de la servitude, nous étions déjà des hommes libres (homines liberi et ingenui); alors que, ayant à peine conscience de leurs droits d'homme, ils vivaient sujets de princes grands ou petits, séculiers et ecclésiastiques, nous étions déjà les citoyens libres d'un état souverain et indépendant, capables de nous gouverner nous-mêmes ; alors que la papauté exerçait un pouvoir illimité sur les choses de la foi et de la conscience, nous étions déjà des chrétiens affranchis par la Réforme ; et lorsque, enfin, en 1789, retentit de Gaule la voix puissante de la liberté, appelant les peuples opprimés à leur émancipation, nous étions déjà de vieux républicains.

Les premières assises de si précoces franchises se retrouvent dans la politique des empereurs allemands des XIIe et XIIIe siècles, qui conçurent l'idée de fonder des villes libres, relevant immédiatement de l'Empire, afin de s'en servir comme d'un moyen d'attaque et de défense contre les entreprises de princes parjures à leur foi, aussi bien que contre les foudres d'excommunication des papes.

Mulhouse est une des plus anciennes villes de ce genre, et jouissait comme telle des libertés et des régales les plus étendues. Sous le gouvernement glorieux de Frédéric Barberousse, elle fut élevée au rang de ville libre de l'Empire, en 1163. Cet empereur fut également le fondateur et le bienfaiteur de notre église Saint-Étienne, dont le rectorat était administré primitivement par des personnes appartenant à la haute noblesse, un Egloff de Landsperg, chanoine de Spire, un Hermann de Thierstein, chanoine de Strasbourg. (Il existe encore de ce dernier trois lettres autographes de l'année 1297.) Sous les ordres du recteur il y avait le curé qui le représentait (Leutpriester), avec vingt chapelains et quatorze autels. 2

L'éclat particulier de notre église, à côté des nombreuses maisons religieuses, fondées très anciennement dans notre ville, 3 est une preuve que déjà alors Mulhouse ne devait pas être une cité sans importance, si l'on songe surtout que les familles nobles, les plus considérables de l'Alsace, étaient venues s'y établir, notamment : les Mörsperg, Zobel, Zu Rhein, d'lllzach, d'Eptingen, de Trotthof, Zum Thor, de Dornach, de Wittenheim, de Wunnenburg, de Ferrette, de Brinnighofen, de Hirtzbach, de Regisheim, de Gliers ou Frohberg, les Baselwind, de Neuenstein, Zum Wighaus et autres.

Il est digne de remarque que, déjà en 1197, Philippe de Souabe, le plus jeune des fils de Frédéric Barberousse, fut élu empereur à Mulhouse par les États de l'Empire qui s'y trouvaient assemblés.

Reconnaissante de ses anciennes libertés, notre ville répondit avec une glorieuse fidélité à la confiance des empereurs, qui continuaient de lui témoigner de la bienveillance. Dans maintes circonstances critiques, lorsqu'une lutte s'élevait entre ces derniers et le pape ou les grands de l'Empire, nos vaillants ancêtres, sans crainte même de l'excommunication, prenaient le parti des empereurs et leur portaient secours avec d'autres villes impériales. Aussi ont-ils partagé leur sort, dans les succès comme dans les revers de la guerre. C'est ainsi que la ville tomba au pouvoir de l'évêque de Strasbourg (1248-1261), mais fut délivrée de ce joug grâce à l'aide de Rodolphe de Habsbourg. Le château ou bourg, occupé par les troupes épiscopales et d'où elles inquiétaient les bourgeois, fut pris après un siège de douze semaines et brûlé. Il n'en resta que deux tours, qui subsistent encore comme monuments d'une tyrannie détruite: la tour de Nesle et la tour du Diable, dans la rue du Bourg.

Après que le même Rodolphe de Habsbourg eut été couronné empereur à Aix-la-Chapelle, il rendit pleinement la ville de Mulhouse à l'Empire, auquel elle avait été soustraite pendant vingt-huit ans, et il lui accorda de nouvelles libertés par lettres du 9 août 1275.

Ces franchises furent confirmées et encore augmentées par les empereurs suivants :

Adolphe de Nassau, en 1293 ; Albert d'Autriche, en 1300; Henri VII de Luxembourg, en 1309; Frédéric d'Autriche, en 1315 ; Louis V de Bavière, en 1330 ; Charles IV de Luxembourg, en 1347, 1356 et 1376 ; Wenceslas de Luxembourg, en 1376, 1387, 1395, 1397 et 1398 ; Robert de Bavière, en 1401 ; Sigismond de Luxembourg, en 1413, 1415 et 1417 ; Frédéric III, en 1441 et 1442 4 ; Maximilien Ier, en 1495 ; Charles-Quint, en 1521 ; Ferdinand I", en 1563, et Maximilien II, en 1566.

Dans leur ensemble, ces privilèges conféraient à la ville le droit alors si rare:

1. de faire ses propres lois ;
2. de se gouverner de son propre chef par un magistrat élu par la ville et y résidant ;
3. de juger souverainement en matière administrative, civile et criminelle ;
4. d'avoir ses propres poids et mesures ;
5. d'avoir en propre des armoiries et des sceaux ;
6. de frapper monnaie ;
7. de percevoir des droits de douane et des contributions ;
8. de fixer les taxes de chancellerie et de justice ;
9. de constituer des tribus et d'établir des marchés ;
10. d'administrer à sa guise l'église et l'hôpital ;
11. d'ordonner de sa propre autorité l'armement des bourgeois et les fortifications de la ville ;
12. de prendre des troupes à solde ;
13. de déclarer la guerre et de faire la paix; 
14. de contracter des alliances avec le pape et l'empereur, les rois, les princes et les villes ;
15. d'entretenir des ambassades ;
16. d'avoir siège et voix aux diètes de l'Empire ;
17. d'assister au couronnement de l'empereur ;
18. d'étendre le territoire de la ville et d'avoir des vassaux, suivant le droit féodal ;
19. de donner asile à tous bannis et fugitifs et de leur accorder protection ; 5
20. d'accorder le droit de bourgeoisie à tous et à chacun, à volonté ; 
21. de recevoir le serment de bourgeoisie et de fidélité.

En ce qui concerne les bourgeois en particulier :

1. chacun était libre de sa personne et capable de gouverner ;
2. il ne pouvait, en vertu d'aucune réclamation, être appelé devant un tribunal étranger, ni être inquiété d'une manière quelconque ;
3. dans la ville même, il ne pouvait être puni, à moins d'un jugement régulier ;
4. son domicile était sacré et inviolable ; il ne pouvait, de jour ni de nuit, y être appréhendé ou fait prisonnier ;
5. il était habile à être investi de toute espèce de fiefs et à en jouir, suivant le droit féodal ;
6. il était dispensé de tout duel avec un campagnard ;
7. il était exempt des droits de péage dans toutes les villes impériales ;
8. il avait le droit de posséder des armoiries et de prendre part aux tournois.

Les armoiries héréditaires ne méritent pas moins d'attention que les noms des différentes familles, dont elles représentent symboliquement l'origine; et nous pouvons bien admettre que ceux-là seuls y prennent peu d'intérêt, qui ne savent pas en trouver la clef. Et pourtant l'origine en est complètement démocratique, car ces armoiries ont fait leur apparition dans le même temps que les villes obtenaient leur indépendance, qui affranchit pour toujours nos pères des prétentions des petits tyrans locaux. On ne saurait révoquer en doute que cette victoire populaire, qui brisa complètement le despotisme, n'ait été le fait, non de la noblesse, mais de la bourgeoisie, à laquelle nous devons nos premières libertés. Pour perpétuer chez les générations futures le souvenir de cette glorieuse origine, les armoiries devinrent héréditaires dans les familles bourgeoises, en signe de la liberté et de l'indépendance personnelles que nos vaillants ancêtres scellèrent de leur sang, et qu'à travers les orages de tant de siècles ils surent conserver jusqu'à nos jours. 6

Une fois en possession et en jouissance de si nombreuses franchises, il s'agit de les maintenir chevaleresquement envers et contre tout agresseur. 7 Que de fois elles ont été mises en péril ! Mais les braves Mulhousiens aimaient mieux mourir héroïquement de la mort d'hommes libres que de se laisser enlever ce bien précieux. Le siège de la ville, en 1471, par le violent et irrité Charles le Téméraire (alors le plus puissant prince de l'Europe), en est une preuve glorieuse et impérissable. A cette occasion, se produisit chez nos ancêtres un épisode qui peut soutenir la comparaison avec les plus beaux de l'antiquité héroïque.

C'est un fait vraiment remarquable, et peut-être sans pareil dans l'histoire, que sur le théâtre du monde, une poignée de terre ait réussi pendant des siècles à maintenir sa liberté et son indépendance, jusqu'à ce qu'enfin, lors de la grande Révolution, la petite république, librement et sans avoir été déflorée, déposât sa souveraineté dans le sein de la France. A cette époque, l'importance d'une ville dépendait moins de son étendue que de ses privilèges et de sa situation politique et topographique. Dans ses relations diplomatiques avec les grandes puissances, Mulhouse jouissait de tous les honneurs dûs à un État souverain; nos annales font mention de mainte réception solennelle des envoyés de notre ville à des cours étrangères, notamment à Paris, sous Henri IV et Louis XIV, à l'occasion du renouvellement de l'alliance avec la France. Dans les lettres qu'ils écrivirent à notre ville et qui sont conservées aux archives, les rois de France nous donnent le titre de : Très chers grands amys, alliez et confédérés. Et Marie-Antoinette, en 1770, n'étant encore que dauphine, signait : Votre bonne amye.

La République française (alors notre soeur puînée), ne nous honora pas moins que ne l'avait fait la Monarchie, en réservant, un jour, dans l'Assemblée nationale, une tribune spéciale aux députés de Mulhouse. Dans le traité de Réunion qui fut conclu plus tard, à la date du 9 pluviôse an VI, le Directoire exécutif nous nomme
"les plus anciens alliés des la France". Nous voyons même notre ville prendre une part active aux négociations européennes, par exemple, au traité de paix de Vervins, conclu en 1598, entre la France et l'Espagne, et, en 1648, au traité plus important encore de Westphalie, par lequel Mulhouse, en même temps que les cantons confédérés de la Suisse, obtint la confirmation de ses franchises et de ses possessions, et fut séparé sous le rapport politique de l'Empire romain germanique.

On comprend par là que des villes moins heureuses, surtout celles du voisinage, qui se trouvaient depuis longtemps sous la domination autrichienne, ou qui, jusqu'à la révolution de 1789, relevaient féodalement de la France, aient dû envier nos antiques libertés.

Aussi le droit de bourgeoisie à Mulhouse était-il généralement recherché, même par les familles nobles les plus distinguées des environs ; mais dans les temps plus récents peu d'entre elles purent l'obtenir, 8 à savoir : les comte de Rosen, à Bollwiller, les Waldner de Freundstein, les Barbaut de Florimont, les Zu Rhein, les Anthès, et en dernier lieu (1782), le duc de Broglie, comme époux de l'unique héritière de la maison de Rosen, à laquelle appartenait un maréchal de France, le comte Conrad de Rosen, qui possédait également le droit de bourgeoisie à Mulhouse.

Bien loin de vouloir porter atteinte, d'une manière quelconque, aux dignités de la haute noblesse, notre patriciat était avec elle sur le pied d'une parfaite égalité ; il jouissait même, sous certains rapports, de privilèges encore plus grands. Nous avons du reste la preuve qu'à l'étranger le titre de patricien de Mulhouse était admis sans conteste comme preuve généalogique suffisante pour la réception dans la noblesse immédiate de l'Empire. C'était pour les gracieux seigneurs du voisinage un honneur insigne, lorsque le bourgmestre régnant de Mulhouse tenait leurs premiers-nés sur les fonts baptismaux. Le prestige de ce magistrat, en sa qualité de chef d'un Etat souverain libre, était si grand qu'il prenait la liberté de tutoyer les gentilshommes ordinaires, ce qui, à vrai dire, paraissait choquant à plus d'un d'entre eux. En l'an 1454, s'émut une querelle avec un chevalier très considéré, Hermann d'Eptingen, parce que la ville l'avait tutoyé dans une mission, "ce qu'il n'était pas d'humeur à tolérer". Sa réclamation ne servit à rien, et il lui fut répondu qu'on avait toujours écrit de cette même manière, aussi bien à son père qu'à d'autres nobles. Finalement l'affaire fut portée devant un arbitre étranger, Marquard de Baldeck ; et le résultat fut que le gracieux seigneur d'Eptingen, à son grand mécontentement, continua d'être tutoyé. La bourgeoisie de Mulhouse n'avait donc pas à porter envie à la noblesse, qui ailleurs était si favorisée, mais qui, dans les États libres, avait toujours le dessous.

Ces privilèges ne donnaient pourtant pas naissance, comme on pourrait croire, à des sentiments d'égoïsme et de vanité. Le maintien de ces droits exigeait des vertus devenues rares de nos jours, et dont on peut voir les emblèmes sur la façade de notre hôtel de ville ; l'humanité aussi y trouvait son profit. Qui avait le bras assez fort pour résister aux excès de pouvoir et à l'audace de la noblesse ? Qui était assez hardi pour se roidir contre l'arbitraire des excommunications; pour donner à l'opprimé protection, au fugitif asile, à l'exilé abri ?

Ce que souvent les rois et les empereurs étaient impuissants à faire, la forte bourgeoisie l'accomplit.... C'est d'elle que sortit le germe de la liberté et de l'esprit national. Que la postérité honore sa mémoire !

MULHOUSE, septembre 1850.

NICOLAS EHRSAM
Archiviste de la Ville

Renvois :

1. Un étranger ne pouvait être reçu bourgeois que s'il était de légitime naissance, d'une origine et d'une condition honorables, et homme libre, c'est-à-dire, ne dépendant d'aucun seigneur, soit par servage ou obligation féodale, soit par des rapports ou liens quelconques. Il devait également avoir habité la ville au moins durant trois ans, en qualité de manant (Hintersass), avoir payé trois tailles et posséder en propre une maison.

2. A titre de curiosité, nous donnons ici la liste de ces autels : celui de saint Étienne, comme patron de la ville et de l'église ; ceux de la Sainte-Trinité, du Saint-Esprit et de la Vierge, des Trois-Rois, de saint Jean, de saint Jacques, de la Sainte-Croix, de sainte Catherine, de saint Pierre et de saint Paul, de saint Nicolas, de saint Erhard, de saint Béat et des Onze mille Vierges.

3. Les Chevaliers de Saint-Jean, en 1164. Les Chevaliers de l'Ordre teutonique, en 1191. Les Franciscains, en 1246. Les Augustins, en 1268. Les Clarisses, en 1270. Les Dominicains, en 1270. Les Chanoines du Chapitre de Bâle, en 1300. Les Moines de l'Ordre de Citeaux, en 1316

4. Des deux diplômes conférés par cet empereur en 1442, l'un est daté de Mulhouse.

5. Lorsque éclata la première révolution française et pendant la terreur, nos murs ont donné asile à plus d'une famille noble ou israélite, comme le témoignent les lettres de remerciements adressées à la ville par des gentilshommes et des rabbins du voisinage.

6. Dans les tribus, chaque bourgeois était tenu de faire peindre ses armoiries sur le tableau des membres, comme aussi d'avoir ses armes offensives et défensives (anciennement une cuirasse).

7. La décision suivante du Conseil en date du 6 janvier 1738. témoigne de l'amour que nos ancêtres républicains avaient pour la liberté et la patrie :
"Nos gracieux seigneurs ont résolu de faire les derniers efforts et même personnellement d'exposer bien et avoir, corps et vie, pour sauvegarder contre toute entreprise arbitraire la considération dont a joui jusqu'ici le Gouvernement, ainsi que les droits communs, privilèges et franchises de notre ville, et pour écarter d'elle toute sujétion et dépendance ; et d'en référer par écrit, afin que nos descendants aient connaissance de cette énergique décision."
Non moins glorieuse est la résolution des six tribus convoquées à cette délibération solennelle :
"À cet effet ils sont tous prêts à sacrifier, au besoin, leur fortune et leur personne, et à seconder en bourgeois fidèles leurs gracieux seigneurs et supérieurs."

8. En 1449, les nobles furent chassés de la ville, avec perte du droit de bourgeoisie, parce qu'ils étaient accusés d'avoir pris part à la guerre des Armagnacs.